« Oh, bonjour petite jeune fille dit un petit homme replet à lunette cerclées de fer sur le pas de la porte de la boulangerie.
-Voici l’espèce de sous-humain que je te ramène maugréa Mme Carry.
-Sous-humain ? Oh non, sûrement pas »la coupa son mari en tripotant ses lunettes avec un air gourmand.
Hannah ne put s’empêcher de reculer instinctivement.
Mme Carry brandit son fouet d’un air menaçant.
« Si je dit que c’est un sous-humain, c’est un sous-humain, point ! beugla Mme Carry
-Ne faites pas attention, ma mignonne, elle a toujours été comme ça murmura Mr Carry à Hannah.
-Qu’est-ce que j’entends ? susurra Mme Carry.
-Je lui ai dit que vous étiez une très bonne personne, Mme Carry » dit précipitamment Mr Carry en glissant une tranche de pain dans la main de Hannah.
Mme Carry rougit, flattée. Son mari eut une expression soulagée.
Hannah avait l’impression d’avoir avalé une pleine poignée de vers de terre encore frétillants.
Dans le même temps, Hannah aperçu quelque chicots noirs et jaunes dans la bouche de Mme Carry. La gamine plaignait sincèrement le pauvre Mr Carry.
« Regardez comme elle est grosse ! s’indigna Mme Carry. Il va falloir qu’on lui fasse suivre un régime sévère, sinon elle ne pourra jamais rentrer dans le four pour le nettoyer. Il faut bien que quelqu’un le fasse, maintenant que vous n’y rentrez plus, Mr Carry. »
Cette remarque était entièrement dénuée de fondement. Ce n’était pas chez Miss Ruggstones que Hannah aurait pu engraisser et de toute façon, elle avait toujours été relativement maigrelette. Alors celle-ci se rebiffa et répliqua :
« C’est pas vrai, c’est pas avec Ruggstones-la-sorcière et l’orphelinat-pour-merdeux-du-cul que j’aurai pu grossir !
-Qu’est-ce que j’entends ? dit Mme Carry, menaçante.
-C’est pas vrai ! répéta Hannah.
-Mon fouet, c’est un vrai, lui ! » hurla Mme Carry, furieuse.
Mr Carry se ratatina sur lui-même et Hannah serra les dents. Elle n’allait pas faire plaisir à Mme Carry en sanglotant devant elle. Mme Carry lâcha son fouet, apparemment fâchée que Hannah ai reçu les coups sans sourciller.
Elle jeta l’éponge et on emmena Hannah dans l’échoppe. La gamine était écœurée. Elle savait que derrière les rideaux fleuris des voisins se trouvaient des gens qui avaient préféré tourner le dos lorsque Mme Carry l’avait frappée. Se trouvaient des gens qui ne pensaient qu’à eux. Et c’était peut-être ce qui la répugnait le plus.
Mme Carry installa Hannah sous le comptoir en étalant sommairement un morceau de couette sous le bois. La gamine se laissa tomber sur son lit sommaire après que Mme Carry l’ai abandonnée pour vaquer à ses occupations.
« Bah, j’ai un lit…Avec un peu de chance, je pourrai chouraver quelques tranches de pains…Et si j’y arrive pas, au moins, l’odeur me réveillera » songea Hannah qui tentait d’analyser la situation.
Après s’être installée, Hannah remonta le petit escalier qui menait à la cuisine et aux appartements de Mr et Mme Carry, au dessus de la boutique.
La cuisine était une pièce exigüe, aux murs bruns et à l’évier de cuivre. Sur une table se trouvait le dîner de Hannah.
La gamine, qui s’était attendue au pire fut quasiment soulagée. Au moins, ça avait encore une forme, pas comme l’infâme bouillie que Miss Ruggstones et ça ne ressemblait pas à de l’eau sale, pas comme le brouet de l’asile pour indigents, l’orphelinat-pour-merdeux-du-cul.
C’était un os autour duquel naviguaient des feuilles de légumes non-identifiés, des croûtons de pain et des lambeaux de viande. Cela ressemblait à une soupe. Hannah se jeta dessus et s’aperçut qu’il n’y avait de cuillère. Hésitante, elle s’arrêta devant le bol sans savoir quoi faire. Ce fut là que Mme Carry arriva pour éclaircir la situation.
« Les chiens n’ont pas besoin de cuillère pour manger. »
Hannah se tut et attendit que Mme Carry cesse de rire. La matrone s’arrêta et Hannah attrapa l’os en tentant de conserver l’air le plus digne possible. Elle ne pouvait pas se permettre de dédaigner un repas pareil. Elle mangeait lentement et sans un bruit, sans regarder Mme Carry. Celle-ci finit par se lasser du spectacle et s’éclipsa en faisant trembler le parquet.
Quand Hannah fut assurée qu’elle était partie, elle se pencha au dessus de son bol et se mit à en laper goulûment le contenu. Il était hors de question que Mme Carry la voit dans cet état.
Hannah ne voulait pas que Carry pense qu’elle avait réussi à faire d’elle la bête qu’elle se refusait à devenir, mais elle était heureuse que Mme Carry ai une si mauvaise conception du régime.
« Maintenant, va emballer les miches de pains pour demain » ordonna Mme Carry.
Celle-ci poussa Hannah devant quatre paniers contenant à eux tous une cinquantaine de gros pains d’où s’échappaient encore un peu de vapeur. Hannah ne manifesta pas la moindre émotion et se mit mécaniquement au travail. A dix heures du soir, elle avait terminé et était très fatiguée. Elle demanda à Mme Carry si elle pouvait aller se coucher et reçu en réponse quelque nouveaux coups de fouets par la grosse mégère indignée. Donner des coups de fouets étant apparemment la seule activité de Mme Carry, il était normal qu’elle ne soit pas épuisée. La grosse boulangère hurla à Hannah de faire la vaisselle. Celle-ci s’y mit sans enthousiasme. Elle savait juste qu’après ça, elle pourrait se coucher c’est pourquoi elle se dépêcha et flanqua quelque assiettes sales dans les armoires de Mme Carry. Elle travailla jusqu’à dix heures et demie du soir.
Lorsqu’elle put enfin aller se coucher, elle s’écroula sur sa couette, libéra le chat de feuilles mortes qui se pelotonna contre elle et dormit comme une souche.
Lorsqu’à l’aube elle entendit des coups répétés ébranler la porte, elle mit longtemps à se rappeler la raison de sa présence sous le comptoir d’une boulangerie. Derrière la porte, on s’impatientait. Alors Hannah alla ouvrir, l’esprit encore embué de sommeil et reçut deux coups de fouet, histoire de la réveiller un peu plus.
« Vas déjeuner avec mon crétin de mari à la cuisine ! »
Hannah monta à la cuisine, le dos douloureux à cause des coups et y trouva effectivement Mr Carry.
Celui-ci la regardait toujours bizarrement, comme un type qui n’a pas mangé depuis trois semaines regarde un petit gâteau dans une vitrine.
C’était malsain.
« Bien dormi ? » demanda celui-ci, de sa voix écœurante.
Hannah ne répondit pas et but le verre d’eau qui constituait son petit-déjeuner.
Malgré l’indifférence de Hannah, Mr Carry se crut obligé de continuer.
« Ecoutez, vous m’êtes sympathique » chuchota t’-il d’un air de conspirateur.
Et il glissa un gros morceau de brioche graisseuse dans la main de Hannah avant de s’attabler à nouveau, précipitamment en voyant Mme Carry qui revenait. Hannah fourra le morceau de brioche dans la poche de sa robe. Elle le mangerait plus tard, loin des yeux soupçonneux de Mme Carry…
La terrible matrone lui hurla de se bouger les fesses, d’aller ouvrir les volets de la boutique et de décrasser celle-ci ; Hannah se rua vers la boutique sans discuter. En effet, elle y serait seule pour engloutir son morceau de brioche, loin des yeux porcins de Mme Carry et des mains baladeuses de son mari.
Hannah remplit un seau d’eau à l’évier, le déversa sur le sol et se mit à frotter avec un lambeau de serpillière. Elle s’ennuyait ferme. De plus, ses genoux étaient trempés par l’eau, et son dos la brûlait là où les coups de Mme Carry étaient tombés en grêle.
C’était une vie stupide, vaine qui risquait de la tuer avant l’heure.
Pour devenir maîtresse de son destin, Hannah n’avait pas d’autre choix que de cracher sur cette vie-là.
Il fallait qu’elle parte. Loin. Elle avait un plan qu’elle allait exécuter...
Hannah sortit, ouvrit les volets et salua Becky, la jolie apprentie du fossoyeur qui se trouvait en face de la boulangerie. Il faisait beau mais la rue n’était pas encore animée parce qu’il était tôt et que le ciel était encore rose.
Malgré le soleil pâle, le froid restait mordant. Hannah ne s’attardait pas et rentra rapidement à l’intérieur de la boutique.
La gamine rassembla ses maigres possessions sous le comptoir, emballa et plaça les pains que Mme Carry avait cuit hier. La matrone dodue dévala les escaliers dans un bruit de tonnerre, une longue pelle de bois à la main. Elle se mit à l’ouvrage en maniant avec dextérité sa pelle et en s’en servant également pour frapper Hannah quand elle jugeait que le travail était trop lent. Lorsque Hannah avait achevé de garnir une corbeille, elle devait courir vers le comptoir disposer les paniers derrière celui-ci, sur les étagères prévues à cet effet, pendant que Mr Carry s’occupait des clients matinaux.
L’avantage de la présence des clients était qu’en leur présence, Mme Carry se contenait néanmoins, pour ne pas avoir une mère de famille sentimentaliste sur les bras ou un Charles Dickens en herbe. Ce fut donc l’esprit relativement tranquille et le dos à-peu-près apaisé que Hannah travailla jusqu’à midi où elle put faire une pause de quelque minutes. Mr et Mme Carry restèrent accueillir les clients et Hannah resta seule dans la cuisine. Elle engloutit son morceau de brioche, manqua s’étrangler avec, ouvrit frénétiquement une armoire sans trop penser à ce qu’elle faisait, empoigna un morceau de saucisson, une miche de pain et un morceau de fromage racorni. Elle les enveloppa dans un lambeau de nippe trouvé sur le sol, calant un pied de la table.
Ensuite, elle se rua au dehors par la porte de service de la boulangerie et courut dans la rue cacher son trésor sous la haie qui bordait la rue, à proximité de la boulangerie.
La gamine pissait de trouille. Ses bras serrés autour de sa maigre poitrine, elle grelottait, éperdue. Qu’adviendrait-il, si son vol était découvert ?
Mme Carry allait la tuer. Elle en était sûre. Mme Carry attraperait sa pelle et l’abattrait mécaniquement sur le corps de Hannah, jusqu’à ce que la gamine s’effondre. Ça ne prendrait d’ailleurs pas beaucoup de temps.
La fillette retourna emballer les pains en pensant à son plan.
« Et si un chien errant venait tout bouffer ? » pensa-t-elle, horrifiée.
Si elle n’avait rien à manger, sa fuite ne servirait à rien. Qu’elle meure rôtie dans un four, ou gelée dans un champ, le résultat restait identique. Les mains pâles de la gamine tremblaient. Elle avançait moins vite dans son travail, si bien que Mme Carry lui abattit rudement sa pelle sur la tête. La gamine lui cracha sur les chaussures ce qui lui valut un nouveau coup.
« Salope de gamine ! »
Hannah préféra ne pas répondre, mortifiée. Carry retourna à ses pains mêlés de sciure.
Hannah savait que son honorable maîtresse trompait ses clients en mêlant de la sciure de bois à la farine de ses pains.
Le soir, Hannah replaça les volets, mangea ce que le chien avait dédaigné. Le même rituel se répéta que la veille, les os empoignés du bout des doigts, les doigts doucement essuyés sur un lambeau de tissu. Elle libéra le chat. Il s’endormirent blottis l’un contre l’autre sous le comptoir crasseux.
La misérable gamine vola dans les armoires pendant encore une semaine, deux semaines, la peur au ventre, les tripes envolées, fourrant son trésor sous la haie.
« Oh, dit un jour Mme Carry, on a donc tellement mangé ce mois-ci ? Elles descendent vite, nos réserves. Je vais réduire encore votre portion, Mr Carry. Les gros maris ne servent à rien. »
Hannah se dit alors qu’il devenait urgent de fuir.
Elle travailla un dernier après-midi, dévorée par l’impatience, dressant mentalement la liste de ce qu’elle emporterait, de ce qu’elle ne prendrait pas, se fichant éperdument des sarcasmes et des coups de pelle de Mme Carry qui la regardait trimer.
Finalement, Hannah décida qu’elle emporterait le gros chat qu’elle avait baptisé Caractacus (aucune preuve d’imagination de sa part…Mr Struggle s’appelait Caractacus. Les gens qui ont une existence misérable ne rêvent pas et n’imaginent rien), deux miches de pain, deux saucissons, ses deux robes, le truc sale qui lui servait de couverture et un couteau volé à la cuisine.
Elle savait qu’elle irait trouver son destin à Londres. Après tout, comme tout le monde pouvait y faire fortune, pourquoi pas elle ? Elle n’était pas plus conne qu’une autre.
Lorsque le soir arriva enfin, Hannah avala doucement les derniers restes du chiens, ferma les volets pour la dernière fois, reçu ses derniers coups de pelle et de fouet. Elle attendit que la maison soit entièrement silencieuse, les yeux rendus brillants par l’excitation que lui procurait son entreprise. Quand le ciel se teinta de rose, une ombre noire, chétive et vêtue de nippes suspectes se faufila vers la route. Une misérable ombre noire chargée de rêves suivie d’un chat grand comme un chien.
Dossier: Story
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