« Oh, un pendule dit Ephémère qui couvait l’objet d’un regard intéressé. Je ne sais pas l’utiliser mais je connais quelqu’un de très fort dans le genre…C’est un curé qui fait tourner les tables, il faut que tu le connaisses ! Tu l’as trouvé où ?
-Sur mon oreiller répéta Hannah pour la troisième fois consécutive.
-Sur ton oreiller ? Ouah ! s’exclama Ephémère dont les yeux rouges s’étaient éclairés. Viens avec moi, ma vieille, je t’emmène Holden Mc Court, le seul curé de Londres qui soit à la fois écossais, médium et fumeur de pipe. »
Hannah ne bougea pas, trop occupée qu’elle était à suspendre des bouquets d’herbes desséchées à une ficelle tendue entre l’étagère à pavés de Charlie et le garde-manger commun.
« Raah, tu t’occuperas de ta médecine plus tard ! » s’énerva Ephémère.
La jeune fille tira Hannah par le bras et la força à la suivre. Elle était d’une force surhumaine. A contrecœur, Hannah abandonna ses herbes et suivit Ephémère qui dévalait déjà les marches de l’escalier branlant menant au rez-de-chaussée. La prophétesse aux cheveux blancs poussa la porte de l’Entrepôt et attrapa la main de Hannah pour l’entraîner ensuite dans une course folle au milieu des mendiants.
Lorsqu’elles arrivèrent devant l’église de la place à l’archer, Hannah étaient en sueur mais Ephémère n’était pas du tout essoufflée.
« Faut l’appeler Père Mc Court précisa Ephémère. Il aime bien parce que ça fait classe. »
Le fantôme pénétra sans hésiter dans l’église. Elle poussa la haute porte de bois bardée d’affiches de messes et de ventes de charité qui produisit un affreux grincement et la tint quelque instants pour laisser passer une Hannah hésitante qui triturait nerveusement son pendule.
C’était un beau bâtiment de pierre vieillie par les années. De nombreux bancs de bois roux et luisants occupaient la nef. Les murs étaient percés de beaux vitraux qui projetaient des taches de couleurs changeantes sur le sol grisâtre. Ici, un vieux type la gratifiait d’une bénédiction, là, un autre lui souriait benoîtement. Des expressions de bonté insupportable étaient peintes sur leurs vieux visages couronnés d’auréoles.
Le confessionnal s’appuyait tristement à un mur, entouré de nombreux cierges de diamètres et de tailles toutes différentes perçant les ténèbres de leurs flammes jaunes.
Et une splendide rosace surmontait le chœur où logeaient un orgue gigantesque aux tubes rouillés ainsi qu’une table sur laquelle étaient posés un vase remplie de fleurs en tissu défraîchies et une Bible.
Un gros homme lunetteux au crâne dégarni qui fumait une énorme pipe astiquait les moulures d’un gisant de marbre gris que Hannah n’avait pas remarqué, calé qu’il était derrière une colonne et un bénitier au fond couvert de moisissure.
Quand l’homme s’aperçut de la présence des deux filles, il se précipita à leur rencontre, se prit les pieds dans sa soutane et tomba à la renverse. Hannah s’avançait déjà pour aller l’aider à se relever mais Ephémère l’arrêta.
« Va pas l’aider. Il aime pas ça du tout, il trouve ça humiliant. Si tu le fais, il voudra plus nous parler après, juste comme ça, pour nous emmerder. »
Quand le père Mc Court eut fini de se dépêtrer de sa soutane, il se mit à pouffer comme un gamin.
Une remarque :
Comme quoi les prêtres ne sont pas toujours comme on le pense.
« Bonjour que puis-je pour…Oh, mais c’est Molly ! Bonjour Molly !
-Père, taisez-vous, le secret de la confession gémit Ephémère qui avait des choses à cacher.
-Mais c’est pas grave, c’est pas grave. Dis-moi plutôt ce qui t’amènes, ma petite joueuse d’orgue ! »
Hannah jeta un regard surpris à Ephémère. Celle-ci lui fit un petit signe de tête. Hannah lorgna l’orgue.
C’était donc de ça que vivait Ephémère ?
« La mère de mon amie est décédée il y a peu et lui a légué un pendule en héritage. Et elle aimerait que vous lui appreniez à s’en servir dit Ephémère avec un aplomb parfait.
-Aah, la radiesthésie ! s’emporta Mc Court. Cet art millénaire…
-Mais, bon, pour mon amie ? » le coupa Ephémère qui le voyait venir.
Mc Court eut soudain l’air très concentré. Il versa un peu d’eau du vase de fleurs en tissu sur l’écritoire, à côté de la Bible, attrapa le pendule que Hannah lui tendait et le suspendit au dessus de la goutte luisante.
Le cristal transparent oscilla légèrement de gauche à droite, sous les yeux étonnés de Hannah.
« Tu vois ça, jeune fille ? voulut savoir Mc Court.
-Euh oui dit Hannah dont les yeux suivaient le pendule.
-Et ben c’est négatif. C’est non, quoi. D’accord, jeune fille ? Tu devines la suite, j’imagine ? dit le curé qui pensait avec raison que c’était une évidence.
-Oui, bien sûr, c’est logique. Si pour négatif il oscille de gauche à droite, alors logiquement, pour positif, il devrait osciller de droite à gauche » expliqua Hannah qui était sûre d’avoir compris.
Mc Court eut un sourire.
« Bravo bravo ! la félicita-t-il. C’est bon, tu sais utiliser ton pendule, maintenant. Juste une précision : il faut ABSOLUMENT que tu restes entièrement indifférente à la réponse de la question, quelle qu’elle soit, d’accord ? Si les résultats seront faussés. D’accord ?
-D’accord. »
Ephémère ne disait pas un mot.
« Et on va terminer par la prestation de mon organiste préférée ! » déclara Mc Court en ouvrant les bras en grand.
Il attrapa prestement Ephémère par le bras et la pressa contre son énorme bedaine à lui en casser les côtes.
« Joue, joue Molly ! Joue-nous un Te Deum, pou la messe de demain ! » s’écria Mc Court avec ardeur.
Ephémère protesta un peu pour la forme et se dirigea vers l’orgue à grands pas assurés.
« Je peux jouer autre chose que Te Deum ? s’enquit-elle lentement parce que les morceaux religieux la faisaient chier.
-Bien sûr ! dirent en cœur Mc Court et Hannah qui attendaient.
-C’est un morceau que j’ai inventé expliqua Ephémère. Le nom, c’est « Sarabande d’Arlequin ».
-Tant mieux, tant mieux la pressa Mc Court. Joue, mon enfant, joue ! »
Et devant les yeux étonnés de Hannah, Ephémère leva les mains au dessus des touches jaunies du clavier de l’instrument puis les laissa tomber dessus avec violence. Ses mains transparentes bondissaient, diaboliques, galopaient comme des dératées à un rythme insoutenable et saccadé.
Le vieil instrument peinait à suivre ce rythme de folie, ça se sentait. Des crachotements de mauvais augure se faisaient entendre mais Ephémère ne ralentissait pas, au contraire, soucieuse de pousser le pauvre instrument dans ses derniers retranchements.
Onze ans. Onze ans qu’elle jouait sur cet orgue, Ephémère, onze ans. Avec le temps, elle avait apprit à le connaître. Ce pauvre vieux aurait déjà dû claquer vingt fois, au rythme démentiel qu’elle lui imposait.
Onze ans de labeur et de travail acharnés !
Mais tellement, mais tellement récompensés…
Elle composait des morceaux riches et mélodieux, couvrait de petits points noirs et crochus des pages et des pages de partitions, de partitions enchanteresses…
Ses morceaux pleins d’insolences et de vivacité étaient autant de pieds de nez aux ennuyeux morceaux religieux qu’elle se devait de jouer pour son travail.
Oui, elle aimait ça, Ephémère, qu’est-ce qu’elle aimait ça, jouer, jouer sa musique sur cette pauvre vieille épave d’orgue qui ne ressemblait plus à rien, qu’est-ce qu’elle aimait ça....
Cela la libérait un peu de son enfer quotidien, de la misère et de la faim qui lui tordait trop souvent les entrailles.
Il n’existait pas de mot pour décrire ça.
Aucun.
« Parfait » n’aurait jamais été à la hauteur.
Cela faisait si longtemps qu’Ephémère avait trouvé ce vieux cahier de partitions abandonné sur un banc par l’ancien organiste, l’ancien, celui qu’elle avait remplacé.
Si longtemps qu’elle ne passait plus son temps à déchiffrer les petits points et les petits signes qui couvraient ces lignes merveilleuses, jusque tard le soir, à la pâle lueur d’un moignon de bougie dégoulinant.
Si longtemps…
Lorsqu’Ephémère cessa de jouer, Hannah eut l’impression qu’elle émergeait d’une torpeur profonde, comme dans ce conte qui sentait la pauvreté et l’orphelinat…Avec les rats et les enfants ensorcelés.
Il y eut un moment de flottement où Hannah tentait de reprendre ses esprits.
Enfin, elle applaudit à tout rompre.
Elle en avait eu le souffle coupé…
Ephémère avança lentement vers Hannah et Mc Court, les yeux brillants.
« Au revoir, père » dit-elle lentement à Mc Court en entraînant Hannah dans son sillage.
Les deux filles sortirent du bâtiment.
Elles s’assirent sur les marches du parvis, dans le brouhaha du marché.
« Tu es quelqu’un de génial dit Hannah à Ephémère. Génial. Ce que tu as joué, c’était une véritable merveille.
-Demain, c’est la messe du dimanche. Tu pourras venir aussi, si tu veux, on pourra discuter après, dans la sacristie dit Ephémère qui avait un peu de sang aux joues.
-Tu gagnes quoi, à jouer de l’orgue ? lui demanda Hannah.
-Pas grand-chose fit Ephémère, évasive.
-Je t’aurais donné tout l’or de la reine affirma Hannah avec ferveur. Et je viendrai à la messe.
-C’EST JURE ? cria Ephémère qui essayait de couvrir la voix d’un marchand vantant les mérites de ses poireaux.
-Juré.
-D’accord » conclut Ephémère avec délicatesse.
Et elle disparu dans la foule en quelque instants, de manière vraiment déconcertante.
D’abord on peu désappointée, Hannah regarda autour d’elle frénétiquement pour tenter de la revoir. Puis elle n’y pensa plus et acheta les fameux poireaux du marchand ainsi que quelques pommes de terre.
Elle rentra à l’Entrepôt, fit une soupe, s’énerva en coupant ses pommes de terre, se fit une coupure, suça le sang et se laissa tomber dans le canapé au cuir graisseux en attendant la fin de la cuisson de la soupe.
Hannah marcha vers le morceau de miroir qui était posé sur la cheminée. Elle s’y mira d’un air critique et s’aperçut avec horreur qu’elle portait toujours la vieille fripe marron dont Miss Ruggstones lui avait fait don.
Elle entreprit de se chercher du tissu pour se découper une robe dedans.
Ses recherches la menèrent à pousser la porte contigüe à celle des Galopins.
Hannah poussa la porte et se trouva nez à nez avec gigantesque machine rouillée, poussiéreuse, millénaire, engluée dans une solitude de jouet vivant oublié.
Dossier: Story
Article plus récent Article plus ancien Accueil
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire