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« Où je suis ? »
C’était ce que murmura Hannah en revenant à elle.
A la limite de son champ de vision flottait deux choses bleues qui semblaient l’observer. Hannah cligna des yeux plusieurs fois. Elle avait l’impression d’avoir dormi plusieurs années consécutives sans se réveiller une seule fois. Elle leva une main hésitante vers les gouttes bleues qu’elle voyait vaguement.
« Mon œil ! s’écria une voix que Hannah ne connaissait que trop bien. Tu veux m’éborgner, ou quoi ?
-Elle est réveillée ! cria la petite voix de Joss, rendue suraigüe par l’excitation. J’avais raison-euh ! exulta le gamin. Je savais qu’elle reviendrai ! »
Everard hocha la tête.
« Moi, je suis content. Le môme n’a pas arrêté de hurler tout l’après-midi. Je crois qu’il est mort de faim mais je sais pas lui donner la becquée, moi.
-Lockie ? le coupa Hannah, brusquement sortie de sa torpeur. Lockie ! »
Elle se leva d’un bond et courut chercher une bouteille de lait abandonnée sur une étagère. Lockie hurla à pleins poumons à la vue du lait. Elle ouvrit la bouteille et la donna à Lockie qui l’enfonça dans sa bouche, soudainement calmé.
« J’admire cette fille parce qu’elle a le courage de supporter ce môme » souffla Félix à Charlie.
Une ombre de sourire colora les lèvres de Charlie. Charlie ne souriait jamais vraiment. Ses sourires passaient sur ses lèvres rapidement, sans jamais s’y arrêter, comme les oiseaux qui migraient vers le sud l’automne venu.
Quand à Hannah, elle ne cessait de se poser des questions. La justice, où l’amitié ? Devait-elle les dénoncer, comme une honnête londonienne fidèle à la Reine Victoria ? Félix et sa clique étaient peut-être des vides-goussets chevronnés mais…
C’était difficile à expliquer, mais Hannah sentait qu’elle ne voulait plus les quitter. Ici, dans cet entrepôt de tôles rouillées, elle se sentait chez elle. Et Joss, et Félix, et Everard, et Charlie…Elle ne voulait pas les quitter. Plus elle y réfléchissait et moins ça lui paraissait envisageable.
Ils lui avaient sauvé la vie d’une manière si désintéressée, lorsqu’ils l’avaient ramassée sur le parvis de l’église…Sans eux, elle aurait sûrement fini mendiante ou prostituée.
Londres était si différent de l’Eldorado qu’elle imaginait ! Ce n’était pas du tout le Paradis que tout le monde imaginait à Pettonville, son petit village. Les mendiants et les voleurs qui peuplaient les rues en témoignaient.
Mais même si la ville n’avait pas tenu toutes ses promesses, Hannah avait néanmoins réussi à se trouver quelque chose d’extrêmement précieux : une sorte de famille…
Mais que faire, parce que cette famille n’était pas très honnête ? Balancer toute la bande ?
Hannah réfléchit longtemps, le menton entre les doigts. Finalement, elle déclara d’un ton solennel :
« Je reste. »
Un concert de cris d’approbation se déclencha dans l’assistance. Hannah ne voulait pas partir pour un bon millier de raisons…Pur avoir un toit, pour faire plaisir à Joss, pour savoir ce que cachait le visage fermé de Charlie, pour les beaux yeux gris de Félix, pour comprendre ce petit monde chaleureux qu’elle connaissait si mal…Ce jour là, Hannah et les autres se couchèrent tôt après une soupe épaisse, genre tu peux faire un trou dedans avec ta cuillère. Hannah s’effondra sur son matelas et s’endormit aussitôt.
Le lendemain, Hannah se réveilla à l’aube pour préparer une tarte. Elle se dirigea vers le buffet où elle entreposait les provisions et entreprit de cuisiner un peu.
Lorsque midi arriva, la tarte était achevée.
Hannah ouvrit le buffet tandis que les garçons s’asseyaient autour de la vieille table en jasant gaiement.
Pendant que Hannah faisant chauffer un peu de lait pour Lockie, Félix réfléchissait car il avait un cerveau, dieu merci, sous son chapeau atroce.
« Caractacus est peut-être une aberration de la nature mais cette fille en est une aussi. Je n’en avais jamais vu de pareilles. Ce n’est pas peu dire, parce que j’ai eu quinze ans il y a peu…Et comme dit cette pourriture d’Everard, avouons-le, je suis un infatigable coureur de jupons… »
Pendant ce temps, Hannah versait consciencieusement le reste du lait de Lockie dans des bols de faïence ébréchée. Avant même que quiconque ai pu y tremper ses lèvres, quelqu’un frappa à la porte.
« Nom et mot de passe ! cria Félix d’une voix enrouée.
-Ah, c’est toi mon petit Félichou dit une voix câline à travers la porte.
-Mon Dieu, pas elle…gémit « Félichou ». Mon Dieu, mon Dieu, tout sauf elle…
-C’est ta petite Sophie chérie minauda la voix. Tu me reconnais, Félichou ? s’inquiéta-t-elle subitement, parce que Félix ne lui répondait pas.
-Caches-toi la d’ssous » lui conseilla Hannah en lui montrant le buffet.
Félix se cala avec difficulté sous le meuble vétuste.
« C’est bon dit Hannah. On te voit pas.
-Félix, il est pas là brailla Joss. C’était Charlie qui a gueulé nom et mot de passe, il a mal à la gorge, c’est pour ça qu’il a une voix bizarre. »
Le petit garçon lança un bouchon de liège à Caractacus qui courut après en faisant trembler le parquet avant de poursuivre :
« Il est parti voler quelque part. Et puis d’abord, il veut plus te voir. Mais tu peux rentrer quand même ajouta le môme pour essayer de paraître plus gentil. »
Des sanglots hystériques filtrèrent à travers la porte, puis des pas précipités retentirent puis…Plus rien.
« Je peux sortir ? se plaignit Félix. C’est tout crade, là-dessous. En plus, on étouffe.
-Vas-y, reviens parmi nous rigola Everard. On ne pensait plus à toi, si tu veux savoir. »
Tandis que Félix s’extirpait de sa cachette exigüe, Hannah réfléchissait. Elle avait un autre projet en tête…
Nettoyer ce taudis !
Elle voulait pouvoir contempler le parquet ou –suprême consécration !- les faïences qui se cachaient peut-être sous la couche de crasse brunâtre couvrant le sol.
Alors que les garçons rigolaient autour de Félix qui se relevait maladroitement, Hannah attrapa un lambeau de nippe qui servait à caler la porte.
Avec son pauvre chiffon, elle entreprit de frotter rageusement le sol.
D’abord, elle ne découvrit rien d’autre que de la crasse un peu plus ancienne.
Puis encore, elle mit à jour un beau parquet de bois roux aux reflets flamboyants !
« Ah ben ça dit Everard qui ouvrait de grands yeux incrédules, ah ben ça, j’aurai jamais pensé qu’il y avait quelque chose là-dessous !
-C’est du merisier diagnostiqua Charlie, rajustant ses lunettes d’un air d’expert. C’est joli.
-Plus joli qu’avant ajouta Joss en secouant ses cheveux blonds méchés de brun. Avant, ça ressemblait à de la merde.
-Et sur les murs ? demanda Félix. Si ça se trouve, on habitait dans un palace sans être au courant. »
Hannah se releva et gratta furieusement les murs de son morceau de nippe mais ne parvint pas à décoller la crasse qui était bien trop incrustée.
« Crotte dit Joss, déçu.
-La vie de château n’est pas pour nous se lamenta Charlie qui pouvait être drôle de temps en temps.
-Pour Félix, si ! Si dans cinq ans, il épouse la Grande Sophie ! fit Everard en ricanant.
-Pourquoi ? » s’étonna Hannah.
Mais elle n’obtint pas de réponse car Félix avait empoigné un tire-bouchon et tentait de l’enfoncer dans toutes les parties du corps d’Everard qu’il pouvait atteindre.
Everard s’enfuit un sourire railleur accroché au visage.
Cependant, Charlie sauva Hannah en lui offrant les quelque précisons dont elle manquait cruellement.
« La Grande Sophie est une jeune fille de bonne famille –Joss s’esclaffa- qui a un père dans le commerce des épices, toujours quelque part en Inde. Sophie dit à sa mère qu’elle prend des cours de clavecin pour pouvoir rendre visite à Félix en paix. Et chaque soir, Félix prie pour que sa mère s’aperçoive qu’elle n’a jamais touché à un clavecin. »
Hannah pouffa. La vie sentimentale de Félix avait l’air compliquée comme tout…Et, comme chacun sait, plus les histoires d’amour des gens sont chaotiques, plus elles sont drôles. Hannah finit par lancer à personne en particulier :
« Qui veut un lait chaud ? »
Félix abandonna la poursuite en lançant un regard haineux à Everard et s’assit pompeusement sur sa chaise. Lockie gazouillait :
« Baa be bi bin. »
Soudain, le gamin cria :
« Féli-i !
-Etrange remarqua Félix. Premier mot sensé.
-Je vais lui apporter du lait » dit Hannah.
Joss partageait son bol fumant avec Caractacus, le chat perdant ses poils dans le lait.
« Tu es répugnant, Joss dit Everard en fronçant le nez.
-Prout répliqua celui-ci, le nez dans son bol.
-C’est tout ce que tu sais dire ? s’inquiéta ironiquement Everard.
-Non, je sais aussi dire tais-toi.
-Si on se couchait ? » proposa Hannah en voyant Charlie bailler.
On déroula les matelas. Joss cala sa tête contre le ventre de Caractacus, Charlie grommela que Caractacus prenait toute la place sur le matelas qu’il partageait avec Joss, Lockie se pelotonna dans son couffin et Félix tira un lourd fauteuil pour s’y assoupir.
Hannah ôta ses vieux godillots qui puaient la boue et la merde et le ruban rouge qui retenait sa queue de cheval. Ensuite, elle s’allongea sur le dos, sur son matelas, les yeux grands ouverts fixés au plafond parsemé de taches sombres qui faisaient des constellations.
Quand elle n’entendit plus que des ronflements, elle se leva, enjamba maladroitement Joss et Caractacus et atteint la petite fenêtre aux verres noircis de fumée.
Hannah contempla longuement la lune et ses étoiles.
« Je me demande si…Si mes parents sont vivants quelque part. Et si oui, s’ils savent qu’ils ont une fille, une idiote de fille toute seule au milieu de ce monstre de ville qui pense à eux en regardant la nuit. Je voudrai tellement retrouver ma famille. Un petit morceau, au moins, juste un petit bout…Un oncle. Un cousin, une grand-mère. Je me sens seule. Trop petite pour affronter tout ce qui m’attend. Beaucoup trop, je voudrai tant qu’on me laisse un répit...Même si…Je crois savoir pour qui j’affronterais le monde. Oui, je sais pour qui. Cela me terrifie un peu. Ce type prend dans mon esprit la forme de l’unique…De l’unique et précis détonateur d’une histoire hallucinante. »
Hannah retourna vers son vieux matelas. Avant, elle jeta un coup d’œil sur Félix.
« Je me demande si…Il sait que je le regarde. Maintenant. C’est étrange de regarder les gens qui dorment, ils ont tous l’air si vulnérable… Qui qu’ils soient éveillés. »
Hannah se dirigea mollement ensuite vers son vieux matelas, la tête emplie de sentiments contradictoires, puis elle s’endormit et rêva beaucoup sans en avoir le souvenir au réveil.
Elle ne remarqua pas la pointe de quartz transparent que quelqu’un avait déposé sur son oreiller.

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