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12.La machine de Barney

La première impression de Hannah devant cette machine géante fut le respect.
Oui, le respect devant cette machine géante, si vieille.
Elle se souvint.
Elle se souvint de cette pauvre gamine, Wendy, qu’elle connaissait à l’orphelinat. C’était un sac d’os qui travaillait dans une filature. Wendy revenait à l’orphelinat le dimanche, pour le repas dominical (qui n’était absolument pas meilleur que les repas ordinaires) et décrivait en détail les machines, l’usine, le bruit. Le bruit, surtout. Le bruit immense et effrayant de son lieu de travail. Et les machines terrifiantes qui pouvaient vous happer si…
Commodément.
Et ce qui se trouvait devant Hannah était quelque chose de gigantesque.
Un champ de fils entrecroisés, couverts de poussière, noircis par les années d’usage et la crasse. D’énorme bobines se dressaient de par et d’autre de la machine et attendaient là, qu’on les réveille.
Et personne ne le faisait.
A un endroit, quelqu’un avait donné un coup de pied rageur à la machine.
L’odeur de crasse et de fibres pourries rebutait trop Hannah ; elle attrapa un des rouleaux de tissu qui stagnaient à côté de la mécanique, un bleu défraîchi et s’enfuit vers le palier.
Devant l’escalier, son sentiment d’oppression diminua. Elle laissa tomber son rouleau de tissu, posa ses mains sur ses genoux comme après une longue course et respira profondément.
Après ça, elle reprit le rouleau d’une main assurée et rentra dans la pièce commune des Galopins. Hannah raviva le feu du bout de son tisonnier, vira les livres de Charlie qui encombraient le canapé et s’installa en tailleur sur le cuir gras qui sentait mauvais.
Elle se mit au travail, dénicha une paire de ciseaux pointus, s’énerva sur le tissu qui refusait de se laisser couper et se mit à coudre patiemment sa nouvelle tenue qui promettait d’être un chef-d’œuvre de mode.
Le travail avançait bien.
Quand un frappement impatient se fit entendre au vasistas donnant sur les toits londoniens de la pièce, Hannah laissa tomber son chef-d’œuvre d’habillement et courut ouvrir, bousculant Lockie qui était à quatre pattes sur le sol.
La jeune fille poussa un cri d’étonnement.
Joss, debout en équilibre très précaire, les pieds calés sur la gouttière, Caractacus dressé au sommet d’une cheminée derrière lui, lui faisait de grands signes angoissés.
Hannah s’acharna sur le verrou, puis s’écarta précipitamment alors que Joss et Caractacus se jetaient par l’ouverture. Le gamin était très pâle.
« Ouf dit Joss, il était temps, j’allais tomber.
-Tu te promènes souvent comme ça, Monsieur le chat de gouttière ? voulut savoir Hannah alors que Lockie se ruait sur Caractacus pour lui tirer les moustaches.
-Bou lui répondit Lockie.
-Je te parlai pas, Lockie dit Hannah en pinçant le nez. Tu me réponds, Joss ?
-Oui ! s’écria Joss avec élan. Vraiment souvent ! J’adore ça. »
Il se tut brusquement.
« Mais c’est pas pour ça que je suis là souffla-t-il avec lenteur. Non, vraiment pas pour ça. »
Il haletait frénétiquement.
« Ben, c’est pour dire…On…On…
-Dis ! s’écria Hannah. Dis, bon sang !
-On a attrapé Everard dit Joss d’une petite voix rendue aigüe par l’affolement.
-On a quoi ? trembla Hannah qui n’avait rien compris.
-Les argousins, les policiers…Everard souffla Joss. Attrapé…Tout seul. Il va en prendre pour dix ans. Plus, peut-être.»
Peu à peu, la lumière se faisait dans l’esprit de Hannah.
Et elle comprit enfin qu’Everard était dans le pétrin jusqu’au cou.
Il s’était fait arrêter par les flics.
Voilà ce que Joss essayait péniblement de lui expliquer.
Lockie avait senti que quelque chose de grave se passait. Il s’immobilisa à quatre pattes sur le sol, avec Caractacus, aux aguets.
« Ouille dit Hannah, faisant de son mieux pour cacher sa terreur. C’est ennuyeux, ça. Un fâcheux contretemps.
-Aïe aïe aïe, tu veux dire s’écria Joss qui s’angoissait comme une mère poule loin de son fiston adoré. Pauvre Everard, pas de Joss pour l’aider ! Qu’est-ce qu’on va faire, Hannah, comment on va encore se débrouiller ! »
Joss semblait au bord de l’évanouissement.
« Ils le savent, Félix et Charlie ? voulut savoir Hannah, anxieuse.
-Félix ? déglutit péniblement Joss. Il cherche Charlie pour le prévenir. On a essayé de le prévenir, Everard, que c’était une rue pleine de policiers en civil, Fournier Street. Il a rien voulu entendre et il y est allé quand même. On l’a vu se faire attraper. C’était atroce, d’être là, comme ça, et de rien pouvoir faire. »
A présent que Joss lui avait annoncé la nouvelle, Hannah s’était souvenue d’une autre facette de l’honorable profession de Félix et des autres. Cette profession pouvait vous offrir une carrière extrêmement brillante…
Mais toujours si courte.
« Aller, viens, Joss, j’ai fait de la soupe » dit-elle parce qu’elle voulait le consoler.
Elle entraîna le gamin vers un banc à la peinture écaillée. Joss s’assit mollement dessus. Hannah poussa un bol encore fumant à Joss, puis elle cassa un morceau de biscuit pour le donner à Lockie. Elle se versa un bol et commença à chipoter dedans du bout de sa cuillère.
Il n’y avait rien à faire ; Joss ne cessait de sangloter éperdument dans sa tasse. Quand il relevait la tête de temps à autre, Hannah voyait la soupe verte maculer son nez et ses joues.
Caractacus posa sa patte sur un genou de Joss d’un air compatissant. Joss empoigna l’animal à bras le corps et le serra contre lui avec une sorte de fièvre. Puis il se mit à larmoyer sur le chat sans plus se préoccuper de sa soupe.
Gênée, Hannah chercha du regard un quelconque secours dans les livres de Charlie ou l’armada de tasses ébréchées encombrant les étagères du buffet. Ni les livres, ni les tasses ne lui prodiguèrent de conseil, c’est pourquoi elle consola Joss comme elle put.
« Aller, quoi, Joss dit Hannah en essuyant les traces de soupe sur ses joues. Regarde-toi, avec ta soupe verte partout sur les joues, on dirait que t’as fait la guerre dans une cantine d’usine. En plus, la soupe de ton bol, elle refroidit, c’est pas bon froid. »
Joss se moucha bruyamment dans le lambeau de tissu que Hannah lui tendait. Après ce coup de tonnerre, deux autres se firent entendre. C’était Félix qui frappait à la porte.
Hannah courut ouvrir alors qu’elle ne savait même pas qui c’était.
« Mais tu comprends rien, ma parole ! rugit Félix. Comment tu pouvais savoir que c’était moi, espèce de cruche ? Fallait demander le mot de passe !
-Euh…C’est que, j’ai oublié. »
Charlie entra à la suite de Félix et calma le jeu.
« Ce n’est pas la peine de s’énerver sur tout le monde, Félix. »
Félix poussa un grand soupir de rage mal contenue, rabattit son chapeau sur ses yeux et annonça d’un ton grave.
« C’est fini. Everard s’est fait pincer. On déménage cette nuit. Tant pis pour Everard. Si on va le libérer, on va tous y passer. »

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