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Hannah n’inaugura pas son arrivée à Londres par une foule de choses remarquables. En effet, elle ne fit que dormir ou presque. Peu après son arrivée, elle s’écroula sur le parvis d’une église au toit gris surmonté d’une croix rendue orangée par la rouille, Lockie à côté d’elle, Caractacus sur son ventre, l’écrasant à moitié.
Hannah avait de quoi être fatiguée ! En quelques heures, elle en avait découvert plus qu’en dix ans. Pour sa situation de gamine perdue de la campagne, cette ville énorme et bruissante d’agitation correspondait à un mirage impossible, reflété par les racontars et les blablas des commères de Pettonville, la ville de Mme Carry, de Miss Ruggstones, de sa vie d’avant.
Toute cette vie lui était entièrement étrangère. Elle avait vu des gamins voler à l’étalage, les avaient regardés avec une sorte d’admiration dans les yeux, un sentiment qu’elle ne s’expliquait pas très bien, mélange d’envie et de répulsion. Elle était passée entre les jambes de deux hommes en pleine lutte qui se bourraient de coups de poings en invectivant la reine Victoria. Elle avait vu des mendiants tendre désespérément leurs mains noueuses, contemplé longtemps un homme ivre mort affalé sur la chaussée, assise sur un carton défoncé.
C’était un vacarme incessant, les hurlements d’un million de vies trépidantes, humbles, éblouissantes. Des calèches tentaient de se frayer un chemin dans la foule, les cochers se beuglaient des insanités élaborées, s’accusant mutuellement de bloquer la circulation. Dans l’ombre des portes, des garçons clopaient et jouaient aux cartes, des marchandes de fleurs vantaient leurs pauvres choses flétries, des hommes aux gorges enveloppées d’écharpes s’échangeaient des billets qu’ils tentaient de dissimuler aux passants, des gamines maigres courraient partout à toutes jambes…
Hannah ne s’était jamais trouvée aussi insignifiante. A Pettonville, on la connaissait, quand même…Les gens la saluaient. Le croque-mort d’en face et son apprentie, Becky, discutaient de temps à autre avec elle…Ici, elle n’avait personne.
A présent, la gamine dormait paisiblement, mais plus pour très longtemps.
Un curieux individu émergea de la foule.
« Mmmh. »
Il s’approcha un peu plus de Hannah et la détailla du regard, pensif.
Puis il tapota son chapeau haut-de-forme orné d’un ruban émeraude, un couvre-chef beaucoup trop grand pour lui qui lui tombait sur les yeux et les cachaient entièrement.
Pourtant, il paraissait voir à travers son chapeau car il héla un complice qui se trouvait à un coin de ruelle.
Celui-ci accourut en bousculant une vieille dame indignée au passage.
« Regarde ça, Mégot ! » s’exclama le type sans yeux.
Le dénommé Mégot cracha un moignon de cigarette sur le sol.
« Regarde cette merveille ! dit le chapeau en riant.
-Où ça, une merveille ? » dit Mégot, narquois.
Le chapeau lui colla une beigne.
« On l’emporte ? demanda Mégot, un peu plus coopératif.
-Oui, va chercher Joss. Sa bicyclette va nous servir…Et magne-toi le train. »
Mégot disparut au détour d’une ruelle. Le chapeau resta planté devant Hannah et se mit à cloper pour tenter de se donner une contenance. Son chapeau trop grand lui donnait une allure pour le moins surprenante…Comment connaître l’expression de son visage, lorsque celui-ci était surmonté de cette chose informe ? De plus, il entourait le bas de son visage d’un lambeau de tissu noir ce qui faisait qu’on en pouvait discerner qu’un morceau de sa bouche et le bas d’un nez piqué de taches de rousseurs.
Pendant ce temps, Mégot se faufilait à grands pas parmi les passants. Il éconduisait les mendiants d’une main morne, habitué qu’il était à la pauvreté de Whitechapel. Lorsqu’un énorme cabot noir se lança à sa poursuite, tous crocs dehors, Mégot se mit à courir. Il n’était pas habitué à l’exercice physique, il s’essouffla rapidement. Le chien abandonna la poursuite et Mégot put ralentir. Il rabattit sa casquette olivâtre sur ses yeux et se hâta dans les rues insalubres et encombrées.
Enfin, il trouva Joss, un gamin de neuf ans, qui tentait de faire passer une bicyclette en piètre état dans un boyau minuscule où on ne pouvait passer à deux de front. Le véhicule émettait des grincements de très mauvais augure.
« Mégot ? s’étonna le petit cycliste.
-Dépêche-toi, l’Absent, Félix veut ramasser une fille, là-bas, sur le parvis de l’église.
-C’est encore une des lubies du patron grommela Joss. On va chercher Everard ?
-Hum, ça dépend dit Mégot. Il est où ?
-A l’Entrepôt déclara Joss en se grattant l’oreille. Hey, Mégot, ta vieille clope s’est barrée, le machin qui pend habituellement de ta bouche » remarqua Joss.
Mégot sortit un briquet de sa poche et se ralluma une cigarette, pensif.
« Aller, Joss, on va porter ta bécane sinon on saura jamais passer. »
Le gamin souleva maladroitement sa bicyclette te la laissa retomber sur ses pieds en grimaçant de douleur. Mégot jura et souleva la bicyclette en même temps que Joss. L’engin décolla de terre et un grand sourire s’ouvrit sur la trogne crasseuse de Joss.
« On a réussi ! »
Mégot mit en mouvement sa grande carcasse dégingandée. Devant l’église, le chapeau attendait et Hannah dormait toujours paisiblement.
Bloqués dans les ruelles, Joss et Mégot avançaient péniblement. Les venelles étaient si étroites que le guidon de la bicyclette raclait les murs. Enfin, les deux garçons purent poser l’engin en débouchant dans la grande rue qui menait à la place à l’église.
Joss enfourcha son vélo et pédala en danseuse jusqu’à Félix.
Charlie les rejoignit en marchant à l’allure mesurée qui était la sienne.
Un doigt sur les lèvres, les garçons hissèrent Hannah sur leurs épaules. Caractacus était réveillé et regardait Joss et une gentillesse troublante illuminait ses yeux ambrés.
Quand à Lockie, on le hissa sur le porte-bagage de Joss. L’équipage s’engouffra dans de petites venelles insalubres. Ils bifurquaient, paraissaient tourner en rond car les ruelles pauvres et tortueuses se ressemblaient toutes mais pourtant attinrent leur but en fort peu de temps.
Ils pilèrent devant un hangar miteux fait de tôles et orné d’une plaque de métal terni marqué du nom d’une obscure firme : Barney et Cie.
Le chapeau et Charlie laissèrent tomber Hannah. Le premier farfouilla dans les poches de sa vieille veste qui semblait porter un reste d’écusson de pensionnat friqué. Il en extirpa une grosse clé de métal gris et l’enfonça dans la serrure. Il tourna la clé et la porte s’ouvrit avec un grincement impressionnant. Le chapeau remit la clé dans une de ses poches et pénétra dans le bâtiment rempli de nuit.
Il s’agissait apparemment d’une usine désaffectée. A l’intérieur régnait un silence sépulcral ; c’était là que le chapeau et ses copains avaient établis leur Q.G., leur quartier général.
Les garçons avaient rentré Hannah dans une pièce minuscule, aux murs percés de fenêtres crasseuses. Une porte pourrie se dessinait dans un coin et un unique chandelier était posé sur la rampe d’un escalier lamentable menant à un palier qui l’était aussi. Deux portes décoraient ce palier et sur l’une d’elle, un morceau de papier graisseux avait été punaisé de travers. Dessus, des lettres majuscules tracées de la main mécanique d’un autodidacte indiquaient :
QUARTIER GENERAL DES GALOPINS. FILOU, MEGOT, L’ABSENT ET ROC.
Hannah fut hissée sur les épaules de Félix et Mégot tandis que l’Absent portait Lockie sur son dos, Caractacus trottinant à ses côtés, traînant sa bicyclette par le guidon.
Joss laissa tomber son vélo et frappa à la porte.
Une voix grave et profonde répondit :
« Nom et mot de passe.
-Filou dit le chapeau qui c’était avancé devant la porte.
-Et le mot de passe ? demanda la voix.
-Pas voleur pour vivre, voleur pour survivre ! dit Filou, solennel.
-Ah, rentre dit la voix soudain radoucie. Vous amenez quelqu’un, patron ?
-Oui Everard déclara Filou qui souriait.
-Qui c’est ? voulut savoir Everard derrière la porte.
-Une fille.
-Une fille ? répéta la voix d’un ton dégoûté.
-Qu’on a ramassée sur le parvis de l’église St-John renchérit Mégot.
-Avec un chat et un minus ajouta Joss.
-C’est ça approuva Filou en hochant la tête. Même si le chat ressemble plus à un tigre qu’à un matou normal, mais bon…Allez, Everard, laisse-nous entrer.
-Mmh, d’accord. »
Un cliquetis de serrure grésilla dans l’air ambiant. Joss ramena le vélo dans la pièce et le cala contre un mur. Les garçons transportèrent Hannah sur un canapé de cuir qui sentait fort et attendirent qu’elle se réveille. Cela ne prit pas longtemps.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Hannah s’étonna de ne pas voir l’échoppe familière des Carry. Elle cligna plusieurs fois des yeux, peinant à émerger et découvrit un, deux, trois…Cinq visages qui la regardaient comme si elle était le centre du monde, un truc vachement utile et irremplaçable. Quatre ados inconnus et Caractacus le gros chat couleur de feuilles mortes…Quoique. Trois visages et…Une sorte de chapeau à pattes. Le chapeau fut soulevé par une main blanche et fine, comme celle d’une fille. Une paire d’yeux d’un bleu très clair, presque gris, parcourus de nuages se dévoila dans l’ombre et un visage entier apparu. Les yeux gris furent alors accompagnés de cheveux noirs corbeau parsemés d’épis, d’un nez saupoudré de taches de rousseur et d’un sourire énigmatique.
« Elle se réveille ! Elle se réveille ! »brailla Joss qui s’excitait pour rien.
Le blondinet aux yeux verts de rua vers un vieux gobelet qu’il remplit d’une mixture brune qui se révéla être de l’alcool bon marché.
Il tendit la tasse à Hannah qui la but goulûment, assoiffée sans se soucier du contenu. Elle n’était pas très réveillée mais le tord-boyaux la sortit assez violemment de sa torpeur. Elle laissa échapper un hoquet.
« Oh punaise ! pouffa Everard. Qu’elle est godiche ! C’est une princesse délicate que tu nous as ramené, Filou !
-La ferme, Everard ! Je te signale que t’étais fou de joie quand on t’as ramassé, y’a deux ans ! » le coupa Filou, énervé.
Everard esquissa un salut ironique et Filou lui donna un coup de poing. Everard l’esquiva habilement mais ne pris pas garde au coup de pied que Filou lui colla à son endroit sensible.
Calmé, Filou revint près de Hannah qui posa une question que chaque héros de roman d’aventure devrait prononcer au moins une fois.
« Où je suis ? »
Filou rigola.
« Dans mon château ! Cette paire là, c’est mes gens d’armes » déclara t’il en désignant Joss et Charlie qui se découvrirent.
Il marqua une pause et montra Everard.
« Et lui, c’est mon esclave » fit-il férocement, détachant les syllabes avec un soin disproportionné.
Everard lui donna une beigne. Filou voulut répliquer mais Everard s’enfuit à toutes jambes. Il revint ensuite, et les deux garçons déclarèrent en même temps, se désignant mutuellement :
« Fais pas attention, c’est un con.
-Mais vous êtes qui, à la fin ? » voulut savoir Hannah.
Elle croisa les jambes dans le canapé graisseux. La compagnie qui ne cessait de s’asticoter devant elle l’intriguait de plus en plus.
« Bon, dit Mégot, je crois qu’il est temps de se présenter. Je m’appelle Charlie Parker. On m’appelle plus souvent Mégot et…
-Moi, c’est Joss coupa le gamin. Et ces crétins m’appellent l’Absent…Allez savoir pourquoi.
-Everard Sue déclara Everard en faisant craquer ses jointures. Mais tout le monde m’appelle Roc parce que je suis beaucoup plus fort que le gringalet à chapeau à côté. D’ailleurs, le gringalet, c’est Monsieur Le-meilleur-pour-la-fin. Le patron, quoi…
-Merci Everard, ça ira comme ça, » l’arrêta Filou qui avait remis son chapeau sur sa tête, donna l’impression dérangeante d’avoir affaire à un chapeau parlant.
Il se découvrit, ce qui le rendait moins déroutant et se présenta, en tentant vainement de se donner un air adulte. Vainement, d’ailleurs, car ses yeux bleus lui donnaient un air désespérément enfantin. Il se mit à faire les cents pas en souriant.
« C’est moi le patron, comme l’a admirablement résumé ce cher Everard. »
Filou partit d’un grand rire et fit une révérence devant Hannah.
« Félix Slocker pour vous servir, gente dame ! Filou ! Je tire mon surnom de mon intelligence diabolique… »
Le garçon pila net et souleva son chapeau.
« Et, tiens, tu t’appelles comment, toi ?
-Hannah Sowlish. Pas de surnom.
-C’est pas grave, on t’en trouvera un.
-J’en suis vraiment ravie » finit Hannah.
C’était pas ironique.

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