Le titre de ce chapitre est extrêmement parlant, vous savez.
En fait, tout est dedans.
Pendant les jours qui suivirent, l’Entrepôt fut frappé d’insomnie collective.
Charlie ne parlait quasiment plus. Il passait son temps à lire.
Encrassé dans ses mots, il se repliait paisiblement sur lui-même comme un animal au fond de son terrier qui sent que le danger est dehors. Le nez dans ses papelards qui sentaient le vieux, il était à l’abri. Il en sortirait lorsque les chasseurs serait partis.
Joss tournait en rond, désœuvré. Les policiers avaient son signalement et sortir était devenu dangereux. Il fallait attendre que les choses se tassent.
Le six septembre, il se mit à pleuvoir. A partir de cette date, ça ne s’arrêta plus.
Ensuite, ça se transforma en grêle. Le toit de l’Entrepôt vibrait et grondait avec des gémissements de bête blessée. Puis un grêlon plus gros que les autres traversa la toiture, juste au dessus du buffet sur lequel s’étendit une belle couche de moisissure entretenue par l’eau qui ruisselait du trou.
Peu après, Joss monta sur le buffet et tenta de réparer le trou. Il se cassa la figure et tomba sur sa jambe. Un clou du parquet creusa une profonde éraflure dedans qui courait de sa cheville à son genou.
Félix essaya désespérément de reboucher le trou lui aussi mais ne fit que l’agrandir encore plus. Comme l’Entrepôt était désormais ouvert à tous vents, Charlie attrapa un rhume carabiné, qui lui donna une voix de canard agonisant.
Un matin, Félix ouvrit la boîte vide de biscuits écossais au gingembre qui leur servait de trésorerie commune et décida de recompter ce qu’elle contenait. Il trouva deux pence.
Ce fut l’affolement général. Mais ça ne dura pas parce que personne n’avait de solution. Alors on subissait en silence.
Et Hannah n’était même pas allée à la messe d’Ephémère.
Félix ressemblait de plus en plus à un vieux truc desséché. Il avait le teint parcheminé et ce n’était pas le genre de truc qui rendait exceptionnellement attirant. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi pendant quelques siècles.
Lorsque la jambe de Joss se mit à ressembler à un grand salami écrasé, Félix pensa qu’il n’y arriverait décidément pas tout seul.
Félix décida d’aller demander conseil à quelqu’un d’extrêmement particulier.
C’était une mégère, une harpie.
Et c’était la Mère Pelée.
Une précision :
Voilà la sorcière de l’histoire
En plus d’être une harpie, la Mère Pelée était aussi devineresse, arracheuse de dents, sage-femme, guérisseuse et trafiquante de tout et n’importe quoi. Pour un penny, un toxico avait dix pilules de cocaïne, l’assassin à gages y trouvait toutes les armes dont il pouvait rêver, la fille de rue y achetait fards et rouges à lèvres, le gamin s’y offrait une nouvelle paire de godasses à un shilling, et tout ce joli monde faisait grassement marcher les affaires de la vieille mégère.
Au moment où Félix vissait son chapeau sur sa tête et s’apprêtait à tourner la poignée de la porte, le timbre enroué de Charlie et la voix nauséeuse de Joss se firent entendre.
« Tu vas où, El Patron ?
-Chez la Pelée » dit gravement Félix.
Joss frémit. Charlie hocha la tête.
« Bon courage. »
Quand Félix fut sortit, Joss souffla à Charlie :
« Il y arrive plus, Félix. C’est grave, pas vrai, Charlie ? »
Charlie hocha la tête.
« On va s’en sortir, ne t’inquiètes pas. On s’en sort toujours. »
Félix sortit sous la pluie battante. Il se mit à courir comme un dératé dans les flaques d’eau boueuse en pensant à la Mère Pelée.
Le véritable nom de celle-ci était Esther Alistair. Mais la peau de son cou pelait bizarrement, ce qui la faisait un peu ressembler à un poulet rachitique, et qui lui avait valu son surnom.
Elle avait un nez crochu, comme celui des sorcières et de petits yeux perçants enfoncés dans leurs orbites.
C’était une vieille mémère de quatre-vingts six ans, qui avait vraisemblablement comme objectif de faire chier le monde avec sa présence encore une bonne vingtaine d’années.
Elle avait un caractère impossible de petite vieille frustrée et était désespérément bien portante. Félix admettait qu’elle pouvait être utile mais attendait parfois sa mort avec impatience.
En effet, cette vieille fille capricieuse était dotée d’une intelligence redoutable. Elle avait empoisonné ses deux parents à l’âge de 21 ans pour hériter plus vite. Tout le monde le savait, même si rien n’avait jamais été prouvé. Elle avait dilapidé tout cet argent tombé du ciel en quelque années à cause de sa passion dévorante pour les jeux d’argent, avait exercé tous les métiers et tué bon nombre de gens qui ne lui plaisaient pas. Dans sa jeunesse, c’était une furie, et l’âge n’arrangeait pas grand-chose.
Depuis quelque mois, la Mère Pelée avait une apprentie et fille adoptive qui s’appelait Becky. C’était une grande fille aux cheveux acajou, danseuse de cabarets qui faisait la joie des garçons de Whitechapel. Elle était aussi jolie que stupide et Félix, qui n’était pourtant pas difficile, l’avait néanmoins en horreur.
Félix pila sous la flèche de la fontaine à l’archer, ôta son chapeau, le tordit pour tenter de le sécher. C’était une opération qui n’avait aucun sens sous une pluie battante et il s’en rendit compte très vite.
Il enfonça encore son chapeau et se remit à galoper. Ses semelles faisaient un bruit de sabots sur les pavés.
Non, non, NON !
Il allait le retrouver, Everard.
Il y croyait. A fond.
« Je vais influer sur tout ça. Je vais… Je vais tout faire pour prouver au monde que j’existe. Je peux le faire. Je vais arracher à cette vie tout ce qu’elle peut me donner. J’ lui arracherais tout. »
Les eaux noires et puantes de la Tamise luisaient à la lumière de la lune. Les hautes grues de métal argenté se découpaient sur le ciel d’encre.
Félix arpenta machinalement les docks, slaloma entre les caisses qui provenaient d’endroit où il faisait beau. Quelques hommes assis en cercle autour d’une caisse renversée jouaient aux cartes à la lueur d’une vieille lampe à huile.
« Je viens voir la Pelée » dit Félix en pinçant les lèvres.
Un homme releva la tête avec lassitude et lui indiqua une direction de son menton mal rasé.
Félix se découvrit.
« Merci, le vieux chnoque.
-De rien, le bambin » lui répondit le mec d’une voix éraflée par l’alcool.
Félix marcha dans la direction qu’on lui avait indiquée. Il s’amusa à sautiller sur les bittes d’amarrage.
Puis il trébucha et chuta dans l’eau puante. Le garçon se débattit en hurlant des injures effroyables à la Tamise et à la reine Victoria. Les dockers posèrent leurs cartes et éclatèrent de gros rires gras.
« Repêche moi cette loque, Becky » dit une voix glaciale.
En fait, tout est dedans.
Pendant les jours qui suivirent, l’Entrepôt fut frappé d’insomnie collective.
Charlie ne parlait quasiment plus. Il passait son temps à lire.
Encrassé dans ses mots, il se repliait paisiblement sur lui-même comme un animal au fond de son terrier qui sent que le danger est dehors. Le nez dans ses papelards qui sentaient le vieux, il était à l’abri. Il en sortirait lorsque les chasseurs serait partis.
Joss tournait en rond, désœuvré. Les policiers avaient son signalement et sortir était devenu dangereux. Il fallait attendre que les choses se tassent.
Le six septembre, il se mit à pleuvoir. A partir de cette date, ça ne s’arrêta plus.
Ensuite, ça se transforma en grêle. Le toit de l’Entrepôt vibrait et grondait avec des gémissements de bête blessée. Puis un grêlon plus gros que les autres traversa la toiture, juste au dessus du buffet sur lequel s’étendit une belle couche de moisissure entretenue par l’eau qui ruisselait du trou.
Peu après, Joss monta sur le buffet et tenta de réparer le trou. Il se cassa la figure et tomba sur sa jambe. Un clou du parquet creusa une profonde éraflure dedans qui courait de sa cheville à son genou.
Félix essaya désespérément de reboucher le trou lui aussi mais ne fit que l’agrandir encore plus. Comme l’Entrepôt était désormais ouvert à tous vents, Charlie attrapa un rhume carabiné, qui lui donna une voix de canard agonisant.
Un matin, Félix ouvrit la boîte vide de biscuits écossais au gingembre qui leur servait de trésorerie commune et décida de recompter ce qu’elle contenait. Il trouva deux pence.
Ce fut l’affolement général. Mais ça ne dura pas parce que personne n’avait de solution. Alors on subissait en silence.
Et Hannah n’était même pas allée à la messe d’Ephémère.
Félix ressemblait de plus en plus à un vieux truc desséché. Il avait le teint parcheminé et ce n’était pas le genre de truc qui rendait exceptionnellement attirant. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi pendant quelques siècles.
Lorsque la jambe de Joss se mit à ressembler à un grand salami écrasé, Félix pensa qu’il n’y arriverait décidément pas tout seul.
Félix décida d’aller demander conseil à quelqu’un d’extrêmement particulier.
C’était une mégère, une harpie.
Et c’était la Mère Pelée.
Une précision :
Voilà la sorcière de l’histoire
En plus d’être une harpie, la Mère Pelée était aussi devineresse, arracheuse de dents, sage-femme, guérisseuse et trafiquante de tout et n’importe quoi. Pour un penny, un toxico avait dix pilules de cocaïne, l’assassin à gages y trouvait toutes les armes dont il pouvait rêver, la fille de rue y achetait fards et rouges à lèvres, le gamin s’y offrait une nouvelle paire de godasses à un shilling, et tout ce joli monde faisait grassement marcher les affaires de la vieille mégère.
Au moment où Félix vissait son chapeau sur sa tête et s’apprêtait à tourner la poignée de la porte, le timbre enroué de Charlie et la voix nauséeuse de Joss se firent entendre.
« Tu vas où, El Patron ?
-Chez la Pelée » dit gravement Félix.
Joss frémit. Charlie hocha la tête.
« Bon courage. »
Quand Félix fut sortit, Joss souffla à Charlie :
« Il y arrive plus, Félix. C’est grave, pas vrai, Charlie ? »
Charlie hocha la tête.
« On va s’en sortir, ne t’inquiètes pas. On s’en sort toujours. »
Félix sortit sous la pluie battante. Il se mit à courir comme un dératé dans les flaques d’eau boueuse en pensant à la Mère Pelée.
Le véritable nom de celle-ci était Esther Alistair. Mais la peau de son cou pelait bizarrement, ce qui la faisait un peu ressembler à un poulet rachitique, et qui lui avait valu son surnom.
Elle avait un nez crochu, comme celui des sorcières et de petits yeux perçants enfoncés dans leurs orbites.
C’était une vieille mémère de quatre-vingts six ans, qui avait vraisemblablement comme objectif de faire chier le monde avec sa présence encore une bonne vingtaine d’années.
Elle avait un caractère impossible de petite vieille frustrée et était désespérément bien portante. Félix admettait qu’elle pouvait être utile mais attendait parfois sa mort avec impatience.
En effet, cette vieille fille capricieuse était dotée d’une intelligence redoutable. Elle avait empoisonné ses deux parents à l’âge de 21 ans pour hériter plus vite. Tout le monde le savait, même si rien n’avait jamais été prouvé. Elle avait dilapidé tout cet argent tombé du ciel en quelque années à cause de sa passion dévorante pour les jeux d’argent, avait exercé tous les métiers et tué bon nombre de gens qui ne lui plaisaient pas. Dans sa jeunesse, c’était une furie, et l’âge n’arrangeait pas grand-chose.
Depuis quelque mois, la Mère Pelée avait une apprentie et fille adoptive qui s’appelait Becky. C’était une grande fille aux cheveux acajou, danseuse de cabarets qui faisait la joie des garçons de Whitechapel. Elle était aussi jolie que stupide et Félix, qui n’était pourtant pas difficile, l’avait néanmoins en horreur.
Félix pila sous la flèche de la fontaine à l’archer, ôta son chapeau, le tordit pour tenter de le sécher. C’était une opération qui n’avait aucun sens sous une pluie battante et il s’en rendit compte très vite.
Il enfonça encore son chapeau et se remit à galoper. Ses semelles faisaient un bruit de sabots sur les pavés.
Non, non, NON !
Il allait le retrouver, Everard.
Il y croyait. A fond.
« Je vais influer sur tout ça. Je vais… Je vais tout faire pour prouver au monde que j’existe. Je peux le faire. Je vais arracher à cette vie tout ce qu’elle peut me donner. J’ lui arracherais tout. »
Les eaux noires et puantes de la Tamise luisaient à la lumière de la lune. Les hautes grues de métal argenté se découpaient sur le ciel d’encre.
Félix arpenta machinalement les docks, slaloma entre les caisses qui provenaient d’endroit où il faisait beau. Quelques hommes assis en cercle autour d’une caisse renversée jouaient aux cartes à la lueur d’une vieille lampe à huile.
« Je viens voir la Pelée » dit Félix en pinçant les lèvres.
Un homme releva la tête avec lassitude et lui indiqua une direction de son menton mal rasé.
Félix se découvrit.
« Merci, le vieux chnoque.
-De rien, le bambin » lui répondit le mec d’une voix éraflée par l’alcool.
Félix marcha dans la direction qu’on lui avait indiquée. Il s’amusa à sautiller sur les bittes d’amarrage.
Puis il trébucha et chuta dans l’eau puante. Le garçon se débattit en hurlant des injures effroyables à la Tamise et à la reine Victoria. Les dockers posèrent leurs cartes et éclatèrent de gros rires gras.
« Repêche moi cette loque, Becky » dit une voix glaciale.
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