Becky le posa sur la berge.
« T’es mignon comme tout en rescapé des eaux, tu sais ? »
Félix fit la moue. Qu’est-ce qu’il détestait Becky…C’était vraiment une fille écœurante.
« Alors, tas de boue reprit la voix glacée, que fait El Patron dans la Tamise à une heure si tardive ? T’apprends la brasse avec les cadavres, morveux, ou tu dragues les mouettes de la Tamise ? »
Cette voix terrifiante appartenait à une minuscule petite vieille recroquevillée dans un fauteuil roulant de bois. Elle prenait à peine le quart du siège, était maigre et sèche comme un morceau de bois et avait un regard extraordinairement méprisant. On aurait dit la grand-mère de Miss Ruggstones.
« Aller, suis-moi le roi des merdeux, on discutera mieux là-dedans. »
La petite vieille désigna du menton une porte ouverte d’où jaillissait une lumière jaune et guère avenante.
« Voilà ma chère vieille péniche. »
Une silhouette luisante de pluie d’un homme de haute stature dressé à la proue du bateau s’inclina au passage de la Mère Pelée.
« Vous pouvez disposez, Alcibiade. Vous étiez juste là pour l’effet romanesque, ne l’oubliez pas. La péniche qui avance toute seule, ça fait vachement classe. »
La silhouette sauta à bas de la péniche et s’évanouit dans la nuit. Becky poussa le fauteuil de Pelée dans l’embarcation. La lune faisait luire les ondes noires et croupissantes de la Tamise. C’était un fleuve sournois qui tuait progressivement tous ceux qui habitaient à proximité, Félix en savait quelque chose.
« Ah, Alcibiade, que ferais-je sans lui… »dit la vieille peau qui avait presque l’air reconnaissant.
Félix pénétra avec précaution dans la pièce. La péniche vacillait doucement.
Pour le côté romanesque toujours, les murs de la pièce étaient entièrement recouverts de miroirs de toutes tailles et de toutes formes. Ainsi, la pièce était démultipliée à l’infini et c’était très dérangeant.
Un grand fauteuil de style Napoléon III était calé dans un angle de la pièce. Tout autour s’étendait un champ de bocaux de toutes tailles et de toutes formes remplies de formes étranges et de cadavres d’animaux morts.
Félix voulait partir le plus vite possible de ce temple du mauvais goût. Pour passer le temps, il détailla du regard les pots remplis de choses informes et d’herbes racornies.
« Qu’est-ce que tu veux, mon chou ? demanda Becky en souriant. Cette merveilleuse souris morte ? Essence de bergamote ? Achillée millefeuille ? Opium ? »
Félix ne répondit qu’en pensée :
« C’est ça, essaie de me refiler toute ta camelote…Je me laisserai pas prendre. »
La meilleure chose à faire contre les gens du genre de Becky, c’est ne pas leur prêter attention.
Malgré l’odeur de cadavres que dégageait son chapeau, Félix l’enfonça à nouveau sur sa tête. Au moins, il ne voyait plus cette saleté de Becky.
« Alors enchaîna Becky, qu’est-ce qui t’amènes ?
-C’est vrai, ça, qu’est-ce qui t’amènes ? répéta la Mère Pelée en faisant osciller son long cou de manière quasi hypnotique.
-Mes jambes dit Félix qui choisissait ses mots.
-Pas d’esprit avec moi ! » beugla la Mère Pelée.
Félix serra les dents.
« Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. »
Il se reprit tant bien que mal et finit par bafouiller :
« Euh…En fait… »
Félix ôta son chapeau et bégaya d’un air misérable :
« Vous n’aurez pas quelque chose pour faire revenir Everard à la maison ? »
La Pelée eut l’air un peu prise en dépourvu. Elle se gratta la tête d’un doigt parcheminé et fit la moue.
« Mmmmh. Tu veux pas de sortilège ? Pas une solution magique-pas-chère-infaillible made by Becky and Mother Peleed ?
-Non, c’est du fric fichu en l’air. Tout le monde sait bien que ça ne marche pas.
-Ben voyons brailla la Mère Pelée. Depuis quand y marchent pas, mes sorcelleries ? »
Pelée cracha sur le sol de sa péniche. Becky s’empressa de tirer le tapis oriental de mauvais goût sur le gros mollard luisant.
« T’façon, moi, mes trucs, c’est les méthodes occultes. Les solutions normales pour les merdeux dans ton genre, j’fais pas. Si t’as pas compris, c’est plus élevé, ce que je fais. Débrouilles-toi. Si un jour, t’as besoin d’une aide plus…Spéciale, tu m’appelles.
-Il me semblait que vous saviez tout. Finalement, peut-être n’êtes-vous qu’une vieille chiante comme les autres »dit Félix en partant.
La Pelée lui hurla de revenir tout de suite pour qu’elle puisse le massacrer plus à son aise. Félix n’en eut cure et retrouva avec soulagement l’air vif et coupant de la nuit glaciale. Il en inspira à pleins poumons et ça lui crama un peu la gorge.
En haut dans le ciel noir planaient de lourds dirigeables de toile blanchâtre frappés aux armes de la reine. Les nuages les avalaient et les recrachaient, les transformaient en larges gouttes blanches, comme des pâtés d’eau sur une aquarelle détrempée.
Il jeta distraitement un caillou dans l’eau en pensant qu’en fait, sa situation n’avait pas changé du tout. Toujours enfoncé aussi profondément dans la merde.
Félix Slocker, le Roi des Merdeux même pas cap’ de s’en sortir tout seul comme un grand. Qu’est-ce que ça faisait pitié…
Cela faisait beaucoup moins classe qu’El Patron. Si ça se trouve, il allait se faire rebaptiser gros nul de service par l’opinion publique. Non !
Il rentra à l’Entrepôt sans grand enthousiasme. Il se sentait tellement naze, insignifiant…Et la pluie n’arrêtait pas de tomber, fine, collante, comme si c’était Dieu qui lui crachait dessus.
Ces malheurs ne faisaient que commencer. Félix en avait la certitude.
Il se mit à cavaler de plus en plus vite sur les pavés. Puis il pila juste devant les portes noires de l’Entrepôt.
« Va mourir, Dieu ! s’égosilla t’il. Va mourir ! » Un peu rasséréné, il réintégra dans la bâtisse de tôles qui était son chez-lui.
Dossier: Story
En fait, tout est dedans.
Pendant les jours qui suivirent, l’Entrepôt fut frappé d’insomnie collective.
Charlie ne parlait quasiment plus. Il passait son temps à lire.
Encrassé dans ses mots, il se repliait paisiblement sur lui-même comme un animal au fond de son terrier qui sent que le danger est dehors. Le nez dans ses papelards qui sentaient le vieux, il était à l’abri. Il en sortirait lorsque les chasseurs serait partis.
Joss tournait en rond, désœuvré. Les policiers avaient son signalement et sortir était devenu dangereux. Il fallait attendre que les choses se tassent.
Le six septembre, il se mit à pleuvoir. A partir de cette date, ça ne s’arrêta plus.
Ensuite, ça se transforma en grêle. Le toit de l’Entrepôt vibrait et grondait avec des gémissements de bête blessée. Puis un grêlon plus gros que les autres traversa la toiture, juste au dessus du buffet sur lequel s’étendit une belle couche de moisissure entretenue par l’eau qui ruisselait du trou.
Peu après, Joss monta sur le buffet et tenta de réparer le trou. Il se cassa la figure et tomba sur sa jambe. Un clou du parquet creusa une profonde éraflure dedans qui courait de sa cheville à son genou.
Félix essaya désespérément de reboucher le trou lui aussi mais ne fit que l’agrandir encore plus. Comme l’Entrepôt était désormais ouvert à tous vents, Charlie attrapa un rhume carabiné, qui lui donna une voix de canard agonisant.
Un matin, Félix ouvrit la boîte vide de biscuits écossais au gingembre qui leur servait de trésorerie commune et décida de recompter ce qu’elle contenait. Il trouva deux pence.
Ce fut l’affolement général. Mais ça ne dura pas parce que personne n’avait de solution. Alors on subissait en silence.
Et Hannah n’était même pas allée à la messe d’Ephémère.
Félix ressemblait de plus en plus à un vieux truc desséché. Il avait le teint parcheminé et ce n’était pas le genre de truc qui rendait exceptionnellement attirant. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi pendant quelques siècles.
Lorsque la jambe de Joss se mit à ressembler à un grand salami écrasé, Félix pensa qu’il n’y arriverait décidément pas tout seul.
Félix décida d’aller demander conseil à quelqu’un d’extrêmement particulier.
C’était une mégère, une harpie.
Et c’était la Mère Pelée.
Une précision :
Voilà la sorcière de l’histoire
En plus d’être une harpie, la Mère Pelée était aussi devineresse, arracheuse de dents, sage-femme, guérisseuse et trafiquante de tout et n’importe quoi. Pour un penny, un toxico avait dix pilules de cocaïne, l’assassin à gages y trouvait toutes les armes dont il pouvait rêver, la fille de rue y achetait fards et rouges à lèvres, le gamin s’y offrait une nouvelle paire de godasses à un shilling, et tout ce joli monde faisait grassement marcher les affaires de la vieille mégère.
Au moment où Félix vissait son chapeau sur sa tête et s’apprêtait à tourner la poignée de la porte, le timbre enroué de Charlie et la voix nauséeuse de Joss se firent entendre.
« Tu vas où, El Patron ?
-Chez la Pelée » dit gravement Félix.
Joss frémit. Charlie hocha la tête.
« Bon courage. »
Quand Félix fut sortit, Joss souffla à Charlie :
« Il y arrive plus, Félix. C’est grave, pas vrai, Charlie ? »
Charlie hocha la tête.
« On va s’en sortir, ne t’inquiètes pas. On s’en sort toujours. »
Félix sortit sous la pluie battante. Il se mit à courir comme un dératé dans les flaques d’eau boueuse en pensant à la Mère Pelée.
Le véritable nom de celle-ci était Esther Alistair. Mais la peau de son cou pelait bizarrement, ce qui la faisait un peu ressembler à un poulet rachitique, et qui lui avait valu son surnom.
Elle avait un nez crochu, comme celui des sorcières et de petits yeux perçants enfoncés dans leurs orbites.
C’était une vieille mémère de quatre-vingts six ans, qui avait vraisemblablement comme objectif de faire chier le monde avec sa présence encore une bonne vingtaine d’années.
Elle avait un caractère impossible de petite vieille frustrée et était désespérément bien portante. Félix admettait qu’elle pouvait être utile mais attendait parfois sa mort avec impatience.
En effet, cette vieille fille capricieuse était dotée d’une intelligence redoutable. Elle avait empoisonné ses deux parents à l’âge de 21 ans pour hériter plus vite. Tout le monde le savait, même si rien n’avait jamais été prouvé. Elle avait dilapidé tout cet argent tombé du ciel en quelque années à cause de sa passion dévorante pour les jeux d’argent, avait exercé tous les métiers et tué bon nombre de gens qui ne lui plaisaient pas. Dans sa jeunesse, c’était une furie, et l’âge n’arrangeait pas grand-chose.
Depuis quelque mois, la Mère Pelée avait une apprentie et fille adoptive qui s’appelait Becky. C’était une grande fille aux cheveux acajou, danseuse de cabarets qui faisait la joie des garçons de Whitechapel. Elle était aussi jolie que stupide et Félix, qui n’était pourtant pas difficile, l’avait néanmoins en horreur.
Félix pila sous la flèche de la fontaine à l’archer, ôta son chapeau, le tordit pour tenter de le sécher. C’était une opération qui n’avait aucun sens sous une pluie battante et il s’en rendit compte très vite.
Il enfonça encore son chapeau et se remit à galoper. Ses semelles faisaient un bruit de sabots sur les pavés.
Non, non, NON !
Il allait le retrouver, Everard.
Il y croyait. A fond.
« Je vais influer sur tout ça. Je vais… Je vais tout faire pour prouver au monde que j’existe. Je peux le faire. Je vais arracher à cette vie tout ce qu’elle peut me donner. J’ lui arracherais tout. »
Les eaux noires et puantes de la Tamise luisaient à la lumière de la lune. Les hautes grues de métal argenté se découpaient sur le ciel d’encre.
Félix arpenta machinalement les docks, slaloma entre les caisses qui provenaient d’endroit où il faisait beau. Quelques hommes assis en cercle autour d’une caisse renversée jouaient aux cartes à la lueur d’une vieille lampe à huile.
« Je viens voir la Pelée » dit Félix en pinçant les lèvres.
Un homme releva la tête avec lassitude et lui indiqua une direction de son menton mal rasé.
Félix se découvrit.
« Merci, le vieux chnoque.
-De rien, le bambin » lui répondit le mec d’une voix éraflée par l’alcool.
Félix marcha dans la direction qu’on lui avait indiquée. Il s’amusa à sautiller sur les bittes d’amarrage.
Puis il trébucha et chuta dans l’eau puante. Le garçon se débattit en hurlant des injures effroyables à la Tamise et à la reine Victoria. Les dockers posèrent leurs cartes et éclatèrent de gros rires gras.
« Repêche moi cette loque, Becky » dit une voix glaciale.
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Cette simple phrase mit Hannah en rage.
« Bonjour la solidarité ! vociféra t’elle, enragée. Non mais franchement, vive la détermination, ici ! On ira le libérer coûte que coûte, aussi vrai que je m’appelle Hannah, bande de pétochards ! »
Elle reprit son souffle avec peine et poursuivit d’une voix un peu cassée et un ton en dessous.
« Tous pareils, ces garçons. A l’orphelinat, ils étaient pareils…La fois où Jim Dawkins a voulu chouraver du pain à la cantine, pas un seul n’a voulu l’aider. Il n’y a que moi qui me suis proposée mais il a dit que j’étais qu’une fille qui savait rien faire. C’est pour ça qu’on s‘est battus, je m’en souviens. Vous êtes tous pareils. Tous des nullards. Tous. »
Hannah se tut pendant un long moment. Parce qu’elle avait mal à la gorge.
« Quelle personnalité ! commenta Joss qui aimait être insolent et qui y arrivait très bien.
-Bois ta soupe ! » lui rétorqua Hannah.
Charlie contemplait toute cette agitation d’un air distant. Il n’avait pas l’impression d’y appartenir. C’était cette distance perpétuelle qui accroissait ses capacités d’analyse.
« C’est assez burlesque comme situation. Félix se fait mener à la baguette par une fille bien plus jeune que lui. Je n’aurais jamais cru ça possible avant de le voir de mes propres yeux. Et je crois savoir la raison de ce comportement. »
Félix ne répondait rien. Son chapeau enfoncé sur sa tête, il restait obstinément muet.
Ces expressions…Ses expressions. Il devait les dissimuler, toujours, toujours. S’il voulait garder cette suprématie qu’il avait sur le reste des Galopins.
« Félix, je vois à travers ton chapeau pensa Charlie. Je vois tout et je sais que t’es en train de chialer comme un malheureux. Mon pauvre, tu ne peux rien me cacher. Je lis en toi comme dans un livre ouvert et s’en est ainsi depuis toujours. Mon pauvre vieux. »
C’était vrai. Il pleurait, Félix.
Même s’il n’était pas question de l’avouer à qui que ce fût.
C’était comme ça. C’était pour se protéger.
Ils s’assirent tous à la table, burent leur soupe en silence.
Mais Charlie pensait à pleins régimes.
« C’est une certaine idée du courage. Une certaine… »
Ensuite, ils se couchèrent tous.
Aucun d’entre eux ne dormit beaucoup cette nuit-là parce que le matelas vide d’Everard leur rappelait trop à tous leurs tracas.
Aux alentours de trois heures du matin, Charlie s’endormit au milieu de ses livres.
C’était une habitude qu’il avait.
Sa vie était régie par les habitudes.
Et la seule chose qui brisait ce carcan de routine était une jeune fille aux cheveux blancs.
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C’est une gamine maigrichonne. Elle a des cheveux courts, et des mèches lui tombent devant les yeux. Son nez pisse le sang. Elle tient sa gamelle en aluminium d’une main. Dedans, il y a une sorte de gruau gélatineux. Tous les gamins autour d’elle se taisent, horrifiés.
« Qu’est-ce que tu as dit ? »
C’est la grosse surveillante Mme Pickmorton qui a parlé. Elle est furieuse. Une veine bleue bat à sa tempe.
« Répètes-donc, traînée ? »
Hannah regarde par terre. Elle a un peu peur, il faut bien qu’elle se l’avoue. Et puis personne ne fait de choses pareilles. Elle serait la première.
« J’ai dit que je vous n’avez pas le droit de me donner un grand coup comme ça juste parce que je vous ai marché sur le pied. »
Ça y est, c’est dit. Les orphelins retiennent un petit cri. Personne ne dit de choses pareilles, et surtout pas une gamine du genre de Hannah.
« Oho. Aurions-nous là une pointe de rébellion ?
-Vous l’avez. »
C’est sortit tout seul de la bouche de Hannah.
« Et toute rébellion mérite châtiment, n’est-il pas, mes doux chéris ?
-Bien sûr Mme Pickmorton » répondent les orphelins d’une voix atone, démolie par la soumission.
Mme Pickmorton lève sa grosse louche de cantinière. Hannah, elle serre les dents. Alors Mme Pickmorton frappe, violemment, plusieurs fois.
« Et celle-là, j’ai le droit de te la donner ? Et celle-là ? Et celle-là ? Tu réponds, traînée ? »
Hannah ne réponds rien. Elle peut pas. Elle sait que si elle ouvre la bouche, elle va pleurer, et si elle pleure, ce sera la fin de tout. Elle sait qu’elle a perdu.
Mais dans sa bouche, la défaite a un goût de victoire et de sang.
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La première impression de Hannah devant cette machine géante fut le respect.
Oui, le respect devant cette machine géante, si vieille.
Elle se souvint.
Elle se souvint de cette pauvre gamine, Wendy, qu’elle connaissait à l’orphelinat. C’était un sac d’os qui travaillait dans une filature. Wendy revenait à l’orphelinat le dimanche, pour le repas dominical (qui n’était absolument pas meilleur que les repas ordinaires) et décrivait en détail les machines, l’usine, le bruit. Le bruit, surtout. Le bruit immense et effrayant de son lieu de travail. Et les machines terrifiantes qui pouvaient vous happer si…
Commodément.
Et ce qui se trouvait devant Hannah était quelque chose de gigantesque.
Un champ de fils entrecroisés, couverts de poussière, noircis par les années d’usage et la crasse. D’énorme bobines se dressaient de par et d’autre de la machine et attendaient là, qu’on les réveille.
Et personne ne le faisait.
A un endroit, quelqu’un avait donné un coup de pied rageur à la machine.
L’odeur de crasse et de fibres pourries rebutait trop Hannah ; elle attrapa un des rouleaux de tissu qui stagnaient à côté de la mécanique, un bleu défraîchi et s’enfuit vers le palier.
Devant l’escalier, son sentiment d’oppression diminua. Elle laissa tomber son rouleau de tissu, posa ses mains sur ses genoux comme après une longue course et respira profondément.
Après ça, elle reprit le rouleau d’une main assurée et rentra dans la pièce commune des Galopins. Hannah raviva le feu du bout de son tisonnier, vira les livres de Charlie qui encombraient le canapé et s’installa en tailleur sur le cuir gras qui sentait mauvais.
Elle se mit au travail, dénicha une paire de ciseaux pointus, s’énerva sur le tissu qui refusait de se laisser couper et se mit à coudre patiemment sa nouvelle tenue qui promettait d’être un chef-d’œuvre de mode.
Le travail avançait bien.
Quand un frappement impatient se fit entendre au vasistas donnant sur les toits londoniens de la pièce, Hannah laissa tomber son chef-d’œuvre d’habillement et courut ouvrir, bousculant Lockie qui était à quatre pattes sur le sol.
La jeune fille poussa un cri d’étonnement.
Joss, debout en équilibre très précaire, les pieds calés sur la gouttière, Caractacus dressé au sommet d’une cheminée derrière lui, lui faisait de grands signes angoissés.
Hannah s’acharna sur le verrou, puis s’écarta précipitamment alors que Joss et Caractacus se jetaient par l’ouverture. Le gamin était très pâle.
« Ouf dit Joss, il était temps, j’allais tomber.
-Tu te promènes souvent comme ça, Monsieur le chat de gouttière ? voulut savoir Hannah alors que Lockie se ruait sur Caractacus pour lui tirer les moustaches.
-Bou lui répondit Lockie.
-Je te parlai pas, Lockie dit Hannah en pinçant le nez. Tu me réponds, Joss ?
-Oui ! s’écria Joss avec élan. Vraiment souvent ! J’adore ça. »
Il se tut brusquement.
« Mais c’est pas pour ça que je suis là souffla-t-il avec lenteur. Non, vraiment pas pour ça. »
Il haletait frénétiquement.
« Ben, c’est pour dire…On…On…
-Dis ! s’écria Hannah. Dis, bon sang !
-On a attrapé Everard dit Joss d’une petite voix rendue aigüe par l’affolement.
-On a quoi ? trembla Hannah qui n’avait rien compris.
-Les argousins, les policiers…Everard souffla Joss. Attrapé…Tout seul. Il va en prendre pour dix ans. Plus, peut-être.»
Peu à peu, la lumière se faisait dans l’esprit de Hannah.
Et elle comprit enfin qu’Everard était dans le pétrin jusqu’au cou.
Il s’était fait arrêter par les flics.
Voilà ce que Joss essayait péniblement de lui expliquer.
Lockie avait senti que quelque chose de grave se passait. Il s’immobilisa à quatre pattes sur le sol, avec Caractacus, aux aguets.
« Ouille dit Hannah, faisant de son mieux pour cacher sa terreur. C’est ennuyeux, ça. Un fâcheux contretemps.
-Aïe aïe aïe, tu veux dire s’écria Joss qui s’angoissait comme une mère poule loin de son fiston adoré. Pauvre Everard, pas de Joss pour l’aider ! Qu’est-ce qu’on va faire, Hannah, comment on va encore se débrouiller ! »
Joss semblait au bord de l’évanouissement.
« Ils le savent, Félix et Charlie ? voulut savoir Hannah, anxieuse.
-Félix ? déglutit péniblement Joss. Il cherche Charlie pour le prévenir. On a essayé de le prévenir, Everard, que c’était une rue pleine de policiers en civil, Fournier Street. Il a rien voulu entendre et il y est allé quand même. On l’a vu se faire attraper. C’était atroce, d’être là, comme ça, et de rien pouvoir faire. »
A présent que Joss lui avait annoncé la nouvelle, Hannah s’était souvenue d’une autre facette de l’honorable profession de Félix et des autres. Cette profession pouvait vous offrir une carrière extrêmement brillante…
Mais toujours si courte.
« Aller, viens, Joss, j’ai fait de la soupe » dit-elle parce qu’elle voulait le consoler.
Elle entraîna le gamin vers un banc à la peinture écaillée. Joss s’assit mollement dessus. Hannah poussa un bol encore fumant à Joss, puis elle cassa un morceau de biscuit pour le donner à Lockie. Elle se versa un bol et commença à chipoter dedans du bout de sa cuillère.
Il n’y avait rien à faire ; Joss ne cessait de sangloter éperdument dans sa tasse. Quand il relevait la tête de temps à autre, Hannah voyait la soupe verte maculer son nez et ses joues.
Caractacus posa sa patte sur un genou de Joss d’un air compatissant. Joss empoigna l’animal à bras le corps et le serra contre lui avec une sorte de fièvre. Puis il se mit à larmoyer sur le chat sans plus se préoccuper de sa soupe.
Gênée, Hannah chercha du regard un quelconque secours dans les livres de Charlie ou l’armada de tasses ébréchées encombrant les étagères du buffet. Ni les livres, ni les tasses ne lui prodiguèrent de conseil, c’est pourquoi elle consola Joss comme elle put.
« Aller, quoi, Joss dit Hannah en essuyant les traces de soupe sur ses joues. Regarde-toi, avec ta soupe verte partout sur les joues, on dirait que t’as fait la guerre dans une cantine d’usine. En plus, la soupe de ton bol, elle refroidit, c’est pas bon froid. »
Joss se moucha bruyamment dans le lambeau de tissu que Hannah lui tendait. Après ce coup de tonnerre, deux autres se firent entendre. C’était Félix qui frappait à la porte.
Hannah courut ouvrir alors qu’elle ne savait même pas qui c’était.
« Mais tu comprends rien, ma parole ! rugit Félix. Comment tu pouvais savoir que c’était moi, espèce de cruche ? Fallait demander le mot de passe !
-Euh…C’est que, j’ai oublié. »
Charlie entra à la suite de Félix et calma le jeu.
« Ce n’est pas la peine de s’énerver sur tout le monde, Félix. »
Félix poussa un grand soupir de rage mal contenue, rabattit son chapeau sur ses yeux et annonça d’un ton grave.
« C’est fini. Everard s’est fait pincer. On déménage cette nuit. Tant pis pour Everard. Si on va le libérer, on va tous y passer. »
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